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LA TENTATION DU FUTUR

Rupture du continuum espace-temps

Qui dit jeu de rôle dit souvent scénarios de jeu de rôle. Comme c'est le cas pour un scénario de cinéma, d'épisode de série, de fiction audio ou même de publicité, ou pour un texte de théâtre, le scénario de jeu de rôle n'est pas une œuvre en soi, mais ne trouve sa fin qu'à travers une ou plusieurs parties qui le réalisent ou plutôt l'accomplissent par une sorte de représentation.

Sa représentation est d'ailleurs parfois très différente du texte initial, selon les envies, besoins et idées des participants, selon les modifications et improvisations du MJ (meneur de jeu), selon le déroulement des parties ; de sorte qu'il arrive fréquemment que le récit de la partie prenne un tout autre chemin que celui prévu dans les pages du scénario, de la même manière qu'un scénario d'un film peut être grandement modifié au cours de la production de celui-ci (casting, tournage, montage, imprévus...).

D'une certaine manière, un scénario de jeu de rôle existe en trois temps :

  • le temps de l'écriture et de la publication, par son auteur ;
  • le temps de la lecture et de la préparation, par le lecteur-joueur, a priori un MJ ;
  • le temps de sa représentation au cours de la partie, par le groupe entier des joueurs.

Chaque fois que l'on passe d'un temps au suivant, le scénario est susceptible d'être modifié. Toutefois, c'est le passage et l'expression du temps qui nous intéressent ici. Même si le scénario tel que vécu par les joueurs (temps 3) s'éloigne du texte écrit (temps 1), le texte écrit ne change pas, il est fixe. Comment donc le rédiger ?

De la nature d'un scénario de jeu de rôle

Celle-ci se rapproche de celle d'une bible, document de production d'une série contenant toutes les informations utiles à propos des personnages, des éléments récurrents, de la structure des épisodes, de l'intrigue globale. En effet, un scénario de jeu de rôle ne délivre pas simplement le déroulé d'une intrigue, actions et dialogues, mais décrit le passé et les causes des événements, liste et développe les PNJ (personnages-non-joueurs), et fournit au MJ toutes sortes d'autres informations.

On y trouve donc à la fois des scènes pour ainsi dire prêtes à jouer, mais aussi nombre de paragraphes qui ne sont pas directement destinés au jeu, mais décrivent le contexte qui entoure les scènes. De fait, au sein même du scénario, on pourrait relever différentes temporalités :

  • les explications de contexte à destination du MJ (présent) ;
  • les mises en situation des PJ (personnages-joueurs) au cours de la partie (futur).

Formes et fonctions du futur

Ainsi, si dans un scénario de film ou d'épisode de série, on emploie uniquement le présent pour décrire les actions et les situations, dans un scénario de jeu de rôle, on lit souvent des paragraphes entiers rédigés au futur, anticipant les agissements des personnages lors d'une éventuelle partie à venir.

Ce futur prend deux formes :

  • le futur proche (verbe aller utilisé comme auxiliaire et conjugué au présent + infinitif) ;
  • le futur simple (forme infinitive + désinences du futur).

Comme son nom l'indique, le futur proche, dont le verbe est conjugué au présent, est un temps envisagé comme prochain ou imminent ; il est lié au présent, de la même manière que le passé composé est lié au temps présent, contrairement au passé simple qui décrit une action tout à fait révolue. Quant au futur simple, il s'emploie pour décrire une action qui se déroule dans un futur non déterminé, mais coupé a priori du présent. Il a évidemment d'autres fonctions, qu'il ne nous est pas pertinent de rappeler ici.

De l'usage du futur dans un scénario

Quel futur utiliser ? Où, quand, comment l'utiliser ?

Pour répondre à ces questions, il faut déterminer le cadre référentiel dans lequel on s'exprime, car en jeu de rôle, deux entités agissent : le joueur (personne réelle) et le personnage (personne fictive). On pourrait donc identifier deux cadres respectifs : un cadre extradiégétique et un cadre intradiégétique. Le joueur agit dans le premier, le personnage agit dans le second.

Ces cadres, nous pourrions les nommer espaces-temps :

  • le cadre extradiégétique aurait pour espace le lieu où se déroule la partie et pour temps le temps réel que dure cette partie ;
  • le cadre intradiégétique, l'univers fictif du jeu, où se déroulent les aventures des PJ, et le temps écoulé au sein de celui-ci pendant ces aventures.

À partir d'ici, je vous partage mon point de vue sur la question de la place et de l'usage du futur dans la rédaction d'un scénario de jeu de rôle. Commençons par l'usage.

Commençons par l'usage : réservons une forme du futur à chaque cadre.

Selon moi, le cadre extradiégétique est envisagé comme futur : quand on écrit un scénario destiné à être publié, lu et joué par des groupes de joueurs inconnus, ces parties ne peuvent être qu'à venir, donc futures, au temps de la rédaction du scénario, alors qu'il n'est pas encore publié. Le cadre intradiégétique est alors envisagé comme présent : le présent de l'action, celui de l'intrigue, celui des PJ, à la manière d'un scénario de film.

Ainsi, si vous avez suivi, vous comprendrez que je réserverais l'emploi du futur proche au cadre intradiégétique, et celui du futur simple au cadre extradiégétique. (Voir « Formes et fonctions du futur » ci-dessus.) Les fonctions bien distinctes de ces deux formes devraient éviter qu'elles se côtoient au sein d'un même cadre ou espace-temps.

Quant à la place des formes futures, proche ou simple, au sein d'un scénario de jeu de rôle, je la réduirais le plus possible, afin d'éviter toute confusion entre les temps conjugués. En effet, on lit très souvent au sein d'un même paragraphe, décrivant une suite d'actions au cours d'une même situation, des verbes conjugués au présent, au futur proche et au futur simple, mélangés sans logique temporelle apparente. En outre, les formes du futur sont plus longues et plus lourdes que les formes du présent simple, en diminuer le nombre ajoute également au confort du lecteur et à la fluidité de la lecture.

Deux exemples en conclusion

1) « Les PJ arrivent au bord de l'étang où ils pourront observer toutes sortes d'oiseaux de passage. Celui qu'ils cherchent va se montrer des plus discrets, de sorte qu'ils devront réfléchir à la stratégie la plus adéquate pour l'attraper, de préférence vivant. »

Le texte combine plusieurs temps : il débute au présent, embraye au futur simple, tourne au futur proche avant de revenir au futur simple. Si je devais le relire et proposer des corrections, je m'attarderais sur les temps employés.

Proposition 1 (tout au présent) : « Les PJ arrivent au bord de l'étang où ils peuvent observer toutes sortes d'oiseaux de passage. Celui qu'ils cherchent se montre des plus discrets, de sorte qu'ils doivent réfléchir à la stratégie la plus adéquate pour l'attraper, de préférence vivant. »

Proposition 2 (emploi du futur proche dans un contexte présent, cadre intradiégétique) : « Les PJ arrivent au bord de l'étang où ils peuvent observer toutes sortes d'oiseaux de passage. Celui qu'ils cherchent se montre des plus discrets, de sorte qu'ils vont devoir réfléchir à la stratégie la plus adéquate pour l'attraper, de préférence vivant. »

Notez que l'on emploie aussi souvent comme auxiliaires les verbes pouvoir, devoir et vouloir de manière un peu trop systématique voire abusive. Employés au futur proche, ils ont tendance à alourdir le texte en multipliant les infinitifs. Ici, plutôt que « peuvent observer », « observent » suffirait amplement.

2) « Si un PJ suit Hélène jusqu'au cœur du village, il la verra entrer dans une petite masure adjointe au pub. Hélène referme la porte derrière elle, de sorte qu'il faudra réussir un test de Crochetage ou de Ressort pour la suivre à l'intérieur. »

Proposition 1 (emploi du présent dans le cadre intradiégétique et concordance des temps) : « Si un PJ suit Hélène jusqu'au cœur du village, il la voit entrer dans une petite masure adjointe au pub. Hélène va refermer la porte derrière elle, de sorte qu'il faudra réussir un test de Crochetage ou de Ressort pour la suivre à l'intérieur. »

Ici, je justifie l'emploi du futur proche « va refermer » par le contexte (cadre intradiégétique), et celui du futur simple « faudra » de la même manière (cadre extradiégétique). Les deux verbes sont bien au futur, la concordance est respectée, mais les deux actions n'appartenant pas au même cadre référentiel, l'un est au futur proche, l'autre au futur simple.

Proposition 2 (tout au présent) : « Si un PJ suit Hélène jusqu'au cœur du village, il la voit entrer dans une petite masure adjointe au pub. Hélène referme la porte derrière elle, de sorte qu'il faut réussir un test de Crochetage ou de Ressort pour la suivre à l'intérieur. »

Notez que par ce choix, on pourrait comprendre, puisque « faut » est conjugué au présent simple, qu'il appartient au cadre intradiégétique et donc que c'est le PJ qui doit réussir le test indiqué. Heureusement, le contexte nous aide : on comprend bien par la nature du texte que c'est le joueur qui doit réussir le test, pas le PJ.

J'espère que cet article vous aidera d'une manière ou d'une autre, au moins qu'il vous aura intéressé.

Rôlistement vôtre.

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LA TENTATION DU FUTUR
Atelier Rôlecture 25 novembre 2024
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